20/12/81 – Raticide

+ Le Baldakan, « Champlong » à Rochecorbon (37)

« Raticide » en chair et en os: ils sont rock, coco !
« C’est pas tous les jours qu’on décolle. Dans un groupe de rock’n’roll… » : sur la petite scène du Baldakan, une boîte ouverte depuis un an en rase campagne à Rochecorbon, ancien hangar retapé par trois frangins et qui fait dans la bière et les punchs d’une part, le rock et la new-wave de l’autre, Kid Back et Chipo, les deux chanteurs de « Raticide », balancent à trente personnes trop tranquilles leurs couplets mi-rageurs mi-goguenards. « Je changerais de look. Pour plaire aux ploucs… ». Heureusement, ils ne sont pas venus.
Le public maigrelet et silencieux regarde, un peu figé, le grand rouquin et le petit brun faire devant eux leur (bon) cinéma : chemises cow-boy rouges à rayures noires, lavallières comme en portait Roy Rodgers, ondulations provocantes, sauts de cabri du plus petit, Chipo, boule de nerfs amusante à suivre des yeux. Dans la pénombre de la scène, Backer à la guitare, Ric à la basse et Joe à la batterie assurent un maximum. « Rock corrosif », annonçaient les affiches.
Sans aller jusqu’à attribuer à « Raticide » les vertus les plus décapantes, disons que le punch est loin de leur faire défaut. Leur « 37° étage » sonne comme un vieux « Chats Sauvages », leur adaptation du « Manège » de Piaf a de quoi tourner bien des têtes. Du rock hoquetant à souhait, craché à la figure du public avec une santé réjouissante.
Kid Back et ses hommes, installés dans les Deux-Sèvres depuis un an et demi, font partie de cette nébuleuse de groupes qui, dans la foulée des pionniers, casse-cou au début, vedettes aujourd’hui, tentent de survivre dans la jungle du rock tricolore. Pas évident de faire son trou : on est enseignant à « Raticide ».
Pour tuer le temps et rêver qu’on troque définitivement les fringues du prof sympa et progressiste contre la dégaine du rocker fou.
« Raticide », devant la salle du Baldakan, ne s’affole pas. Les cinq ont l’habitude des publics clairsemés, rencontrés au hasard des quelques contrats signés ici et là. Un 45 tours auto-produit (avec « Tire-toi » et « Manège »), enregistré à Tours chez un ami, mixé à Cholet ; une critique gentille de « Manoeuvre », de « Rock et Folk »; des coups d’œil du côté des radios libres ; une manière agréable et intelligente de ne pas se prendre au sérieux en espérant quand même: « Raticide » ne croit pas au Père Noël et tant mieux. Mais quand des gens un peu « fêlés » comme l’équipe du Baldakan (il faut le faire, d’ouvrir à Rochecorbon un endroit semblable et de parier sur la venue d’un public) leur ouvrent leurs portes, il serait stupide de refuser.
Alors ils sont là ce dimanche glacé de décembre. Dans un mois et demi, le 31 janvier exactement, ce sera au tour de « Myckenstein », un groupe nantais. Les rockabillystes et les autres pourraient bien faire le déplacement. C’est pas tous les jours dans la région tourangelle… « Que l’on décolle, dans un groupe de rock’n’roll… ».
Pierre IMBERT.
NOTRE PHOTO (G. Proust) : « Raticide » comme si vous y aviez été…

16/11/81 – Valérie Lagrange et les Ruts (UK)

+ Cinéma le Rex au 43, rue Nationale à Tours (37000)

Valérie Lagrange : merci les « Ruts » !…
Moi j’avais bien aimé Valérie Lagrange dans un film de cape et d’épée vu au Palace dans les années 60 et quelques. I! me semble que Gérard Barray, le bretteur le plus sexy du cinéma français en ce temps-là, était de la partie. Ou alors je confonds… Enfin bref : au Rex lundi soir, la belle Valérie m’attendait, entourée d’une bande de spadassins qui avaient troqué la lame contre la gibson, le grand chapeau à plumes style Pardaillan contre la casquette de cuir ou le feutre mou façon Madness
et les bonnes manières du gentilhomme contre les vociférations made in England.
Les « Ruts » derrière, Valérie devant : aïe aïe aïe ! Ça allait faire mal ! Reconvertie au rock, prêtresse du reggae « depuis 73, j’étais branchée dessus… » qu’elle disait dans sa biographie), décidée à damer le pion à ses consœurs, l’ancienne actrice allait-elle pourfendre son public (venu remplir une bonne demi salle) d’une botte de Nevers aussi secrète que meurtrière ? Eh bien non ! En deux heures de spectacle,
Valérie Lagrange a seulement réussi à convaincre son ancien admirateur du cinoche du jeudi après-midi qu’elle aurait mieux fait de ne pas s’aventurer sur les terres brûlantes du rock et de laisser ça à d’autres, plus aguerries, plus mordantes, plus « bêtes de scène ».
Des textes fleurant bon la Bibliothèque rose de la révolte post soixante-huitarde, une présence pas évidente du tout, un registre de voix qui, à l’écouter de près, faisait presque regretter Mama Béa ou la Fabienne de Shakin Street: Valérie Lagrange avait décidément peu d’atouts dans sa manche ce soir-la.
Heureusement, le gang qu’elle avait amené avec elle faisait oublier les lacunes de sa prestation. Bons les « Ruts » ! Très bons même ! La preuve : quand la vedette s’effaçait pour leur laisser la place, les kids et les kidettes étaient pris d’envies de se trémousser qui laissaient augurer de ce qu’aurait pu être… un concert des « Ruts ». Avec Valérie au tambourin par exemple…
Pierre IMBERT. Nouvelles Républiques du 18/11/1981

05 (annulé) et 06/10/81 – Nina Simone

+ Le Petit Faucheux au 23, rue des Cerisiers à Tours (37000)

Tout peut s’oublier, Nina Simone…
Le premier soir, on l’attendit vainement. Le second, il lui fallut trois heures de plus que prévu pour arriver. D’où ? On ne sait trop… Toutes les quarante minutes, le téléphone sonnait et faisait se taire un public gentil comme tout, prêt à la croire sur parole, une parole qui répétait sans cesse : « Je suis sur la route ! J’arrive ! ».
Quand Nina Simone apparut face aux survivants du Petit Faucheux, encore étonnamment nombreux en cet après-minuit largement dépassé, on ne peut dire que ce fut du délire, plutôt un soulagement. La diva, toute gêne bue, réclama davantage d’applaudissements ! Son immense sourire aux lèvres, son regard perçant tous les coins de la salle, vinrent à bout des plus réticents, déjà subjugués, avant de l’être par la voix, par sa tenue : justaucorps noir et blanc, blouson doré métallisé jeté sur des épaules nues, fard pailleté sur le visage.
Et la voix s’éleva. S’éleva : c’est beaucoup dire, tant Nina Simone ne fait le plus souvent entendre qu’une confidence maintes fois : répétée, soufflée du bout des lèvres, raclée au passage de la gorge, extirpée du fond de l’âme. Voix jaillissante toutefois, de velours abrupt, soutenu par le seul martèlement d’un talon ou par un déboulement forcené de la main gauche au piano. Et d’un seul mot, d’un seul geste, d’un seul regard, Nina Simone communiquait son rythme à la salle gagnée par tant de force innée.
Pas toujours, certes. Aux moments grandioses succèdent à l’évidence des instants plus difficiles. Comme des temps morts. Le temps que Nina Simone elle-même se cherche, trouve non pas le tempo, mais la volonté de se ressourcer. Superbe et vulnérable Nina Simone, mélange de frémissement et de froideur, tour à tour abattue et conquérante, sophistiquée mais toute nue, frimeuse mais authentique, jusqu’à paraître si proche de chacun de nous, bien que si lointaine… Se faisant attendre, arrivant et nous quittant sans cesse.
Pierre FAVRE. La Nouvelle République du 08/10/1981