+ Le Petit Faucheux au 23, rue des Cerisiers à Tours (37000)
Tout peut s’oublier, Nina Simone…
Le premier soir, on l’attendit vainement. Le second, il lui fallut trois heures de plus que prévu pour arriver. D’où ? On ne sait trop… Toutes les quarante minutes, le téléphone sonnait et faisait se taire un public gentil comme tout, prêt à la croire sur parole, une parole qui répétait sans cesse : « Je suis sur la route ! J’arrive ! ».
Quand Nina Simone apparut face aux survivants du Petit Faucheux, encore étonnamment nombreux en cet après-minuit largement dépassé, on ne peut dire que ce fut du délire, plutôt un soulagement. La diva, toute gêne bue, réclama davantage d’applaudissements ! Son immense sourire aux lèvres, son regard perçant tous les coins de la salle, vinrent à bout des plus réticents, déjà subjugués, avant de l’être par la voix, par sa tenue : justaucorps noir et blanc, blouson doré métallisé jeté sur des épaules nues, fard pailleté sur le visage.
Et la voix s’éleva. S’éleva : c’est beaucoup dire, tant Nina Simone ne fait le plus souvent entendre qu’une confidence maintes fois : répétée, soufflée du bout des lèvres, raclée au passage de la gorge, extirpée du fond de l’âme. Voix jaillissante toutefois, de velours abrupt, soutenu par le seul martèlement d’un talon ou par un déboulement forcené de la main gauche au piano. Et d’un seul mot, d’un seul geste, d’un seul regard, Nina Simone communiquait son rythme à la salle gagnée par tant de force innée.
Pas toujours, certes. Aux moments grandioses succèdent à l’évidence des instants plus difficiles. Comme des temps morts. Le temps que Nina Simone elle-même se cherche, trouve non pas le tempo, mais la volonté de se ressourcer. Superbe et vulnérable Nina Simone, mélange de frémissement et de froideur, tour à tour abattue et conquérante, sophistiquée mais toute nue, frimeuse mais authentique, jusqu’à paraître si proche de chacun de nous, bien que si lointaine… Se faisant attendre, arrivant et nous quittant sans cesse.
Pierre FAVRE. La Nouvelle République du 08/10/1981